MAI 1940
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JUIN 1940
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JUILLET 1940
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Suite à l'attaque de la Belgique par les Allemands en mai 1940, Jean-Marie MENEBOODE (16 ans) et son frère Pierre (14 ans) partent sur les routes de France à vélo et à pied afin de fuir l'avancée des Allemands, ceux-ci ayant laissés de terribles souvenirs en Belgique et dans le Nord de la France lors de la Première Guerre Mondiale.

Ils passent par Paris pour récupérer leur cousin Luc GIRARD, âgé de 15 ans, et descendent se réfugier dans le Massif Central où l'armistice les rattrapera. Ils en feront un récit détaillé dans ce journal d'évacuation rédigé en 1941 d'après les notes prises en voyage. Pendant ce temps, leurs soeurs Ginette et Janine MENEBOODE restées à Lille décriront succintement leurs journées dans leur propre journal (voir Mai-Juin 1940 Pendant ce temps-là à Lille).

Itinéraire de l'exode des enfants MENEBOODE en mai 1940

 

Première Partie - Lille-Paris

Dimanche 19 mai

Dans l'après-midi, notre départ est décidé. Nous faisons nos préparatifs : vélos, paquets, sacs, etc. Pendant que nous fixons les bagages sur les vélos, un avion tombe en flammes ; le pilote saute en parachute.

Vers 17h30, nous partons chez Grand-Père ; la famille nous y rejoint. Adieux émouvant (!). À 18 heures nous partons par la rue d'Isly, la Porte de Béthune, le Faubourg de Béthune, Loos (je revisse ma dynamo), Haubourdin. Après une route encombrée, nous trouvons un calme relatif. Beaucoup d'évacués à pied. Passage à Fournes, La Bassée. (Police anglaise). Détour avant Béthune. Arrêt dans un café. Voyons personnes de Lille, rue d'Artois. Jean oublie son béret. Passage à Béthune ; la cohue recommence ; Bruay en Artois. Faisons connaissance d'un Belge de Liège évacuant à bicyclette. Nous nous arrêtons vers 21h30 dans une ferme. Bon accueil. Nous couchons dans une écurie avec trois soldats Belges et le Liègeois. (Chaleur, odeur, chevaux qui remuent et qui s'oublient).

Lundi 20 mai

Tôt, un avion allemand bombarde et mitraille. Un autre passe à très haute altitude. Toilette. Départ à 7 heures. Temps magnifique. Le Liégois s'accroche à un camion et nous quitte. Passage à Saint Pol. Le terrain devient accidenté. Voyons boucher à pied. Camp anglais. Passage à Frévent. Nous ne pouvons prendre la route de Doullens. Nous traversons Auxi-le-Château. Achetons du cidre et des biscuits. À la sortie de ce village détours à travers bois. Montées dures sous un soleil de plomb. Nombreux embouteillages. Nous nous arrêtons pour dîner.

Ensuite nous prenons une bonne route : embouteillages avec autos-sanitaires, soldats du Midi, avions allemands, bitume qui fond. Nous voyons de grands panaches de fumée sur Abbeville. La DCA tire sur un avion allemand. Passage à Abbeville : ville fort démolie et déserte, soldats anglais. Nous prenons la route d'Eu. Sieste à la sortie d'Abbeville. Nous repartons. Les avions allemands bombardent violemment la ville. Passage à Woincourt.

On nous offre un asile pour dormir à côté d'une usine d'obus ; refus expresse !

De nombreuses personnes s'installent dans les prairies pour passer la nuit. Voyons entonnoir de bombe et une mare de sang au milieu de la route. À cet endroit commence un embouteillage qui se prolonge jusqu'à Eu. Des convois anglais nous croisent. Passage à Eu. Foule terrible. Nous nous reposons, puis essayons de prendre la route de Neufchatel ; on nous l'interdit. Nous nous arrêtons pour passer la nuit dans un grenier à foin à la sortie d'Eu. Nous avons très froid durant la nuit. Achat d'un pot de marmelade d'oranges - exquise !

Les enfants MENEBOODE traversent Abbeville quelques heures avant la chute de la ville aux mains des Allemands. 

Coupures de presse relatant la prise d'Abbeville par les Allemands le 20 mai 1940. 

Mardi 21 mai

Nous nous levons assez tard. Toilette. Départ. La brume laisse bientôt place à un temps magnifique.Nous passons à Criel. Nous aspirons à plein poumons l'air marin. Route encombrée avant Dieppe. À l'entrée de cette ville, magnifique descente jusqu'au port. Nous recevons un pain à l'intendance belge. Nous dînons dans un café et écrivons des cartes à Lille et Ribérac. Écoutons les histoires diverses des soldats.

À la sortie de Dieppe montée très dure.

À mi-côte, nous re-dînons sous les pommiers. Je trouve un trèfle à 4 feuilles ; heureux présage !

Après une bonne sieste, nous terminons la montée accrochés derrière un camion. Nous arrivons à un embranchement : Paris (165 kms) ou Rouen (55 kms). Un magnifique policier motocycliste angalisse trouve sous les poteaux indicateurs. Nous prenons la route de Paris. Passage à côté d'un aérodrome anglais. Une sentinelle nous demande nos papiers. Le temps s'assombrit, le soleil disparaît. Montée très dure. Nous rencontrons beaucoup de gens qui retournent vers Dieppe en nous disant qu'on ne peut aller vers Paris. Un Lillois qui nous accompagne croit ces faux bruits et rebrousse chemin. Nous continuons quand même. Passage à Torcy, aux Grandes Ventes. Là, nous apprenons que les Allemands sont à Abbeville. Nous roulons alors sur une route absolument déserte. Nous croyons entendre le canon. C'est pourquoi nous poursuivons notre route avec ardeur. Nous trouvons un camp anglais de la N.A.A.F.I. abandonné. Nous nous ravitaillons en chocolat, cigarettes et brillantine. Passage à Forges-les-Eaux. Les Anglais sont installés sur le bord de la route avec des canons antichars et des mitrailleuses ; les ponts sont minés. Résultat : nous accélérons. Après une route en "montagnes russes" nous arrivons à Gournay-en-Bray. Il tombre une forte averse. Nous sommes reçus dans une ferme. Nous couchons dans une remise à foin avec des Belges qui évacuent à pied avec un gosse. Nous buvons du lait. Pendant la nuit, vers le matin, il pleut très fort. Bonne nuit. Il ne fait pas très froid.

Mercredi 22 mai

Nous avons eu mal au coeur en nous levant à cause d'un petit incident que je n'oserais raconter ici. Départ assez tard après la pluie. Les fermiers qui nous ont hébergés sont partis durant la nuit ; la région est évacuée obligatoirement. Le temps est très couvert. Jean a des ennuis avec son tendeur de chaîne ; mais tout s'arrange. Un avion allemand nous survole. Le pneu arrière du vélo de Jean-Marie crève soudain. Il continue pendant plusieurs kilomètres jusqu'à ce qu'on arrive au prochain village. Nous réparons dans un garage (lubie du garagiste). Puis tout va bien. Nous suivons maintenant l'Epte dans une vallée charmante. Avant Gisors il y a beaucoup de charettes de paysans évacuant. Arrivée à Gisors. Le soleil apparait.  Buvons dans un café avec des Lillois travaillant à Fives-Lille. Nous leur donnons des "Wild Woodbine".

Nous repartons. Le temps est maintenant magnifique. Montée à la sortie de Gisors. Sieste. J'endommage gravement ma selle. Nous continuons en suite sous un soleil ardent, sur une route droite et sans arbre (Vexin). Nous sommes obligés de nous arréter longuement à un passage à niveau après Chars pour laisser passer un train militaire (canons de 75). Ensuite nous voyons des gens de Dunkerque qui nous affirment qu'on ne peut entrer dans Paris. Nous croyons entendre de nouveau le canon (Nous apprenons plus tard que les Allemands ont bombardé la route près de Pontoise). Nous nous arrêtons à Marines dans un petit café ; nous buvons une limonade. Fou-rire avec un ivrogne.

Après Marines, montée assez dure, puis détour parmi les convois militaires. Très fatiguant et dangereux. Nous rejoignons plus loin la grand'route. Nous nous arrêtons dans un petit cabaret - Soldats du 406ème DCA de Laon et belges aux cols raides. Avant Pontoise nous passons près de la station émettrice de Paris-Mondial. Passage à Pontoise. Le pont sur l'Oise est miné et gardé. Des gardes mobiles nous demandent nos papiers. Arrivée à Franconville. Arrêt au centre d'accueil. Nous sommes ravitaillés à bon compte : sandwiches, verres de bière et de cidre, pain d'épice, bouillon, oeuf dur. Nous demandons pour rester coucher là. Les jeunes gens du centre se montrent très obligeant. Nous leur offrons des cigarettes. Nous nous installons dans une pièce sur de la paille avec trois hommes tandis que nos vélos sont remisés dans un garage. Sur ces trois hommes, deux sont à moitié toqués : 1 million de nègres et Gamelin coupé en petits morceaux. Nous lisons "Paris-Soir", apprenons la nomination de Weygand et bien d'autres nouvelles. Nous parlons avec un jeune homme des Ardennes et lui donnons des cigarettes.

Jeudi 23 mai

Le matin, assez tôt, il pleut. La DCA entre en action contre des avions allemands. Nous partons assez tard vers Deuil après avoir attendu au Centre d'accueil la fin de la pluie. Nous trouvons assez facilement la maison. Mme PRANGÈRE est toute émue de nous revoir. On nous offre un léger repas, puis nous allons nous reposer au jardin. Le temps s'est éclairci. Il fait beau. Dîner. L'après-midi, nous allons à Paris en train. À la gare du Nord, nous prenons le métro. Au lieu de descendre à la Bastille, nous descendons aux "Arts et Métiers". Nous arrivons chez Tante Lucie ; elle est accoudée à sa fenêtre. Luc vient nous ouvrir et reste tout coi. Tante Lucie nous accueille très bien. Luc va chercher Marynou à la Marbrière. On nous offre de la bière. Nous causons toute l'après-midi. Marynou nous reconduit à la gare du Nord. Elle nous embarque sur une fausse route. Nous en sommes quittes pour une course de plusieurs kilomètres à pied. Souper. Bonne nuit à deux dans le lit de Mme PRANGÈRE.

Vendredi 24 mai

Nous nous levons très tard. Toilette. Déjeuner. Nous fixons les bagages sur les vélos pour partir à Paris. La DCA tire violemment. Nous rentrons. Finalements nous partons vers 10h30. On nous demande 2 fois nos papiers près de Deuil. Passage à Saint Denis, Saint Ouen. le paysage et l'odeur sont typiques : usines chimiques. Arrivée à la Porte de la Chapelle. Nous causons avec un policier qui a des parents à Lille rue d'Isly. Nous entrons à Paris. Passage devant la gare du Nord, boulevard Magenta, place de la République, rue de Turenne, place de la Bastille et... nous arrivons au 71 rue Saint Antoine où nous nous installons pour 19 jours jusqu'au jeudi 13 juin 1940.

Notre vie à Paris

Nous entrons au Lycée Louis-le-Grand le lundi 27 mai à 13h30. Nous y suivons les cours jusqu'au 8 juin.

Le lundi 3 juin, nous sommes les spectateurs, si l'on peut dire, du bombardement de Paris : alerte de 13h15 à 14h20 - environ 500 avions - 1084 bombes - 337 morts avoués.
Le samedi 8 juin au soir, nous nous installons chez Mlle BODIN, une assistance sociale habitant rue Lecourbe, quartier Vaugirard-Convention; Nous y restons jusqu'au mercredi 12 juin au matin.

Le dimanche 9 juin, nous allons à Beauchamp l'après-midi. La DCA tire violemment, des barrages sont établis : l'ennemi approche !

 Ce même jour, nous apprenons le soir que les Allemands sont à Gisors et que l'artillerie française s'installe à Pontoise.

Les jours suivants, nous apprenons l'avance continue des troupes allemandes.

Durant les nuits du 11 au 12 et celle du 12 au 13 juin, nous entendons les canons du front et nous voyons les lueurs de la bataille.

Le jeudi 13 juin, nous apprenons que les Allemands ont dépassé Persan-Beaumont et que Paris est déclaré ville ouverte.

 

Deuxième partie - Paris-La Ribbe

Jeudi 13 juin

Après avoir préparé les paquets, nous les fixons sur les vélos. Les bagages sont extrèmement volumineux : Jean-Marie porte, à l'avant, une valise avec vivres, à l'arrière, son manteau, et un sac à chaussures et une couverture et... sur son dos, un sac tyrolien. Quant à moi, je porte, à l'arrière deux grands cartons, mon manteau, ma couverture et le manteau de Luc. Sur mon dos se trouve mon sac tyrolien bien rempli. Luc porte son sac tyrolien et son sac de couchage.

À 10h30 nous quittons le 71 par la rue Saint Antoine, accompagnés de Tante Lucie et Marynou. Nous passons par la place de la Bastille, le quai de la Rapée, le quai de Bercy, le quai des Carrières, le quai de Charenton. Nous quittons à cet endroit Tante Lucie et Marynou. Nous passons alors la Marne au pont de Charenton. Nous traversons Maison-Alfort et nous prenons la route de Villeneuve-Saint-Georges. Nous nous relayons tour à tour à vélo.

Malheureusement, le vélo de Jean-Marie étant trop chargé, la fourche avant casse d'un côté et comme l'autre côté risque de subir le même sort, nous sommes forcés de continuer à pied, mon vélo restant seul indemme.

Passage à Villeneuve-Saint-Georges. Le temps est assez beau, mais il y a beaucoup de nuages. Les Parisiens semblent partir en pique-nique ! Pauvres gens !

Pendant un arrêt dans un café, nous voyons passer un "Bloch" monté sur un camion. À deux reprises, des avions allemands nous survolent sans rien lâcher. Le temps se brouille bientôt et on entend au loin vers le Nord le roulement du tonnerre.

Nous arrivons à Corbeil. Passage sur la Seine : pont miné et gardé. La pluie commence à tomber. Nous demandons asile au curé qui nous envoie promener poliment. Nous nous installons finalement dans les Halles de Corbeil sur des planches. Mauvaise nuit ; bruit incessant ; passages de convois militaires, etc.

Vendredi 14 juin

Nous quittons Corbeil vers 4 heures. Il fait assez froid. Nous rejoignons la route Paris-Fontainebleau (Porte d'Italie). Foule et embouteillages. À la sortie d'un village, la route devient libre. À un arrêt, nous cassons la croûte et nous buvons de l'eau froide ; Brrr !!!

Nous passons à Ponthierry, Chailly. Il y a quelques embouteillages. Nous parlons à un scout. Le temps s'éclaircit. Nous traversons alors la forêt de Fontainebleau. La chaleur devient étouffante. Nous dînons un peu avant Fontainebleau.

Nous n'entrons pas dans cette ville. Nous prenons la route de Montargis. Long arrêt à la sortie de Fontainebleau près de l'aqueduc de la Vanne.

Nous voyons passer un groupe de tanks assez gros (environ une dizaine) et des motocyclistes.

Nous hésitons à marcher pendant la nuit et nous reposer durant la chaleur, mais ce projet est écarté. Je vais chercher de l'eau à Fontainebleau. Nous continuons et traversons encore la forêt jusqu'à Bourron. Là, nous buvons de l'eau. Embardée de l'employé de la SNCF. La route se trouve maintenant en plein soleil. Il fait étouffant. Quelques kilomètres avant Nemours commence un embouteillage qui se prolonge jusqu'à la sortie de cette ville. Arrivés à Nemours, nous achetons du vin.

Dans un garage, nous apprenons que les Allemands sont entrés ce matin-là à Paris.

Après avoir hélé en vain des camions, nous soupons à la sortie de la ville.

Dans l'impossibilité de trouver un logement quelconque, nous nous installons à la belle étoile dans une petite clairière à l'abri des arbres ; mais, malheureusement, le Loing coule là à 100 mètres et forme une petite cascade qui produit des nuages de vapeurs d'eau. Durant la nuit, il ne fait pas trop froid et surtout... il ne pleut pas !

Samedi 15 juin

Nous nous réveillons de bonne heure, couvert de goutelettes d'eau,... méfait du Loing ! Nous partons très tôt vers 4h30. Arrivée à Souppes où nous nous reposons un peu. Luc et Jean-Marie se poursuivent. À la sortie du village, des barrages sont installés. Nous continuons. Passage à Fontenay. Nous entendons le canon ou un bombardement, assez sourd et lointain. Plusieurs trains bondés d'évacués passent sur la voie de chemin de fer parallèle à la route. À l'endroit où la route venant de Montereau et de Pont s/Yonne rejoint la nôtre, la Route Bleue Paris-Antibes, commence un embouteillage qui se prolongera jusqu'à la sortie de Montargis.

Dans ce chaos indescriptible de voitures de toutes sortes, nous voyons un soldat mort, allongé sur le bord du chemin. Luc est très frappé par cette vision. Nous y voyons aussi un paysan blessé à la joue par une ruade de son cheval.

Un peu plus loin nous nous arrêtons pour manger.

Tandis que nous discutons sur l'intelligence des chats (!), des avions allemands, des "Stukas", nous survolent et tirent quelques rafales de mitrailleuse. Jean-Marie va se cacher dans une cabane, Luc et moi nous nous abritons derrière un tas de cailloux avec des sacs sur la tête. Des soldats Français tirent au fusil sur les Stukas. Ceux-ci continuent leur route et arrivent sur Montargis où un feu violent de DCA les accueille. Les avions piquent, remontent et finalement disparaissent au loin.

Depuis très longtemps une épaisse colonne de fumée s'élevait au dessus de Montargis, mais lorsque nous arrivons dans cette ville, nous ne voyons plus rien. Nous achetons du vin et causons avec un ouvrier qui a passé la Seine à Montereau juste avant l'arrivée des Allemands sur une barque, les ponts étant sautés. Il a assisté à des bombardements et nous explique les moyens employés par les Allemands pour passer les fleuves.

Comme tout le monde, nous nous dirigeons vers les Nouvelles Galeries. Sous prétexte que c'était un magasin allemand, la foule l'a envahi et elle [est] occupée à le piller complétement. Luc et Jean-Marie rentrent et ramènent des chemises et autres objets. À la sortie de Montargis, nous entendons de nouveau la DCA et, peut-être, des bombes. Nous voyons des bombardiers Dornier 17 ou 215. Nous nous arrêtons pour la nuit à quelques kilomètres de la ville. Nous installons de la paille dans une remise, nous contruisons des barrages anti-vaches (!) et nous nous lavons les pieds ; ça ne fait pas de mal ! La nuit est assez bonne et assez calme.

Dimanche 16 juin

Très tôt, vers 2h30 du matin, une dame vient nous réveiller en nous disant que les Allemands sont sur la route de Fontainebleau à Montargis. Après de longs préparatifs (je ne trouve plus mes chaussures), nous partons vers 3h15 en pleine obscurité. À quelques kilomètres de là commence un embouteillage. Nous nous arrêtons pour déjeuner. Le soleil se lève, la journée s'annonce magnifique. Jean-Marie s'endort ; je lâche ma boîte de masque à gaz. Nous continuons ensuite. Passage à Nogent s/Vernisson. Un marchand de vins distribue sa cave. Nous recevons d'abord des bouteilles d'eau minérale puis du vin blanc et du vin rouge. Malheureusement il n'y a plus de Champagne. L'embouteillage se termine à la sortie du village. Puis la route est calme. Luc voudrait prendre un casque de pompier sur le bord de la route (Voiture abandonnée des pompiers de Sartrouville). Nous arrivons à l'embranchement des routes vers Briare ou Gien. Nous partons vers Gien, où nous irons (!) à la poste-restante ! Nous nous arrêtons pour dîner dans une grande propriété. Nous y voyons des soldats complétement démoralisés. Luc leur raconte des bobards : on organise la résistance sur la Loire ! Les soldats se fâchent presque. Un de ceux-ci nous donne une carte de France.

À quelques centaines de mètres de là commence un terrible embouteillage qui se prolonge jusqu'à la sortie du pont de Gien, c'est à dire sur une longueur d'environ huit kilomètres. de nombreux autos arrivent par une route transversale de gauche probablement ayant trouvé la route de Briare barrée.

À ce moment des avions allemands nous survolent à faible altitude. Nous craignons qu'ils ne bombardent cette colonne interminable de camions militaires, canons, chenillettes, voitures d'évacués, etc. C'est pourquoi nous partons à travers champs.

La fourche du vélo de Jean déjà en mauvais état est sur le point de casser complétement à cause des cahots. Nous nous arrêtons ; Jean-Marie veut abandonner son vélo sur place, mais j'arrive à l'en dissuader. Mais cependant nous retirons la valise que Luc et Jean porteront tour à tour. Nous revenons alors sur la route. Luc prend place avec la valise sur une chenillette, puis sur un camion militaire. Après avoir doublé des centaines de véhicules, nous arrivons à Gien. Certains camions militaires partent vers le pont de chemin de fer pour franchir plus facilement la Loire.

La ville a beaucoup souffert des précédents bombardements. Les soldats se ravitaillent dans les magasins dont les vitrines sont détruites ; un de ceux-ci donne une grosse boîte de petits-pois à Jean-Marie. Il y a une foule terrible. Nous arrivons au pont. À l'entrée de celui-ci se trouve un poste de mitrailleuses de DCA. Nous nous hâtons de franchir ce lieu si exposé : deux soldats et un cheval sont déjà allongés sur les trottoirs du pont : triste spectacle. Nous traversons rapidement le pont, mais Luc n'est pas avec nous, il est en arrière. Nous décidons de l'attendre ; nous nous asseyons dans l'herbe à environ 50 mètres du pont, mais songeant au grave danger que nous courons, nous nous en éloignons d'environ 150 mètres.

Soudain nous entendons des vrombissements d'avion et des rafales de mitrailleuses. Aussitôt nous nous abritons tant bien que mal : Jean-Marie derrière des pierres et son sac tyrolien, et moi derrière un arbre. 15 à 20 bombes tombent alors sur le pont et ses abords : nous voyons les lueurs des éclatements (une bombe éclate sur le toit de l'église), le sol est ébranlé, des feuilles d'arbres tombent. Nous sentons un souffle chaud, puis une fumée et une odeur de poudre terribles se dégagent.

Bombardement du pont de Gien le 16 juin 1940

Nous fuyons rapidement loin du pont et nous arrêtons à environ un kilomètre à peine. Jean-Marie va essayer de voir sur le pont, mais on l'en empêche. Pendant sa longue absence, un soldat passe : il a reçu une balle de mitrailleuse dans la poitrine et on l'a renvoyé de l'hôpital où l'on ne soigne que "les blessés graves". Des civils et des gendarmes l'obligent à monter dans une voiture se dirigeant vers Gien. Jean revient alors avec un prêtre-soldat qui a trouvé une fourche de vélo pour lui. Ce prêtre est allé administrer les blessés graves et les mourrants sur le pont et à l'hôpital. Il a administré un scout, mais son signalement n'est pas celui de Luc. Jean et le prêtre-soldat partent dans un petit bois à quelques centaines de mètres de là tandis que je garde seul les vélos. Des avions passent alors et mitraillent violemment. Je m'abrite derrière des arbres. Puis le calme revient.

Au bout de plusieurs heures, Luc n'étant pas passé, nous partons à sa rencontre. Mais que voyons-nous arriver ? ...notre Luc ! avec un vélo et sa valise. Il nous raconte alors toutes ses aventures : il s'est caché dans une cave, a cherché vainement après nous sur le pont ; il s'est rempli de vin et finalement a trouvé un vélo abandonné, il est parti sur la route de Nevers, et c'est à ce moment que nous l'avons rencontré. (Pour tous autres détails, s'adresser : 71, rue Saint Antoine, Paris IVème).

Nous partons ensemble dans le petit bois. Le soleil se couche après avoir brillé toute la journée avec ardeur. des avions passent de nouveau. La DCA légère tire au dessus de nous. Nous nous abritons des éclats sous nos sacs tyroliens. Nous retrouvons le prêtre-soldat et son ami. Ils arrangent la fourche. Malheureusement nous oublions la dynamo de jean-Marie. Des soldats partent chercher du vin avec le vélo du prêtre et celui de Luc et ne reviennent qu'à la nuit tombante.

Un avion qui survolait Gien depuis un bon moment à haute altitude laisse tomber deux torpilles parait-il. Une seule explose avec un bruit assourdissant (je crois bien qu'il n'en est tombé qu'une, mais les soldats soutiennent qu'il y en avait deux). L'odeur de la poudre nous arrive peu après malgré l'éloignement (deux à trois kilomètres environ).

Enfin les soldats reviennent avec les vélos ; nous partons dans la nuit : derrière nous un quartier de Gien brûle ; les grandes flammes rouges activées par le vent illuminent la nuit : c'est grandiose ! Le vélo de Luc ne roule pas du tout et nous continuons à pied. Nous nous arrêtons bientôt à l'abri d'un petit bois et nous nous installons pour dormir à la belle étoile. La température est très douce, nous n'avons pas du tout froid. Des coucous chantent dans la nuit. Pendant notre sommeil, des formidables explosions qui ébranlent l'air et le sol nous réveillent. Nous avons supposé par la suite que c'étaient les ponts de la Loire qui sautaient.

Lundi 17 juin

Nous partons assez tôt vers Chatillon s/Loire Mais arrivés à St Firmin, on nous dit d'aller vers Cernoy. Nous prenons cette petite route. Il y a une brume assez épaisse. Nous traversons le canal de Briare après être passé sous un pont-canal. On nous offre du café au rhum dans une petite maison. Première boisson chaude depuis Paris !!! Nous continuons. Nous voyons des chevaux abandonnés et une petite bique nous suit longtemps. Passage à Cernoy. Nous partons alors vers Pierrefitte-ès-Bois. Dans les descentes, Luc monte sur son vélo et ainsi nous avançons un peu plus vite. On demande les papiers de Luc. Arrivée à Pierrefitte où est installé un état-major. Un avion passe au dessus de nous. C'est sans doute un Français. Luc et moi allons chercher de l'eau. Nous trouvons des bouteilles de conserves de poires. C'est excellent.

Nous pénétrons alors dans la cour d'une maison où des Français sont occupés à manger ; il y a un lieutenant, plusieurs soldats dont des motocyclistes, et un prêtre. Ils nous invitent à dîner et naturellement nous acceptons. Nous allons chercher Jean-Marie et les vélos et nous faisons un excellent dîner : lapin, petits-pois, conserves de fruits, vins et même... liqueurs. Pour les remercier, nous donnons deux chemises trop grandes (41 et 42) à deux soldats assez corpulents ! Nous faisons notre toilette. Ensuite ils nous offrent de nous emmener en camion. Nous acceptons. Luc abandonne son lamentable "clou". Nous montons sur un camion et nous attachons les vélos à l'avant. Nous passons à Sury. Un accident mécanique (durite crevée) nous arrête un moment à Vailly s/Sauldre. Ensuite nous passons à Thou, à Jars où nous descendons de camion. Nous continuons la route à pied. Petite route avec de dures montées. Nous nous arrêtons dans une ferme près de la Chapelotte. Nous sommes très bien accueillis. On nous offre du vin blanc très acide.

Avant d'aller coucher, nous tenons une conversation avec un aviateur échappé d'un camp de prisonnier, accompagné d'une femme et qui ont passé la Loire à Cosne sous le feu des mitrailleuses allemandes. Luc voit absolument en lui un espion allemand. Folie douce !

Nous entendons très fort le canon vers l'Est et on nous dit que les Allemands ont atteint la Loire sur un large front et qu'ils sont à Cosne et Sancerre (moins de 25 kilomètres). Durant la nuit, il pleut très fort.

Mardi 18 juin

Nous partons assez tôt sous la pluie. Nous gravissons une pente très dure dans un bois. Soudain Luc voit un vélo abandonné dans un fossé. Il le prend. Ce "clou" est en assez bon état, mais... il n'a plus de freins, le pneu arrière est à la corde et une pédale est sérieusement endommagée. Luc enfourche immédiatement cette bicyclette et nous continuons. Arrivés au sommet de la colline, c'est la descente vertigineuse au milieu des convois de motocyclistes et de voitures sanitaires.

Nous sommes réjouis de notre rapidité. Passage à la Chapelotte et arrivée à Henrichemont.

Nous buvons de l'eau sur la place du village et nous causons à des évacués qui nous conseillent de ne pas continuer car l'armistice a été demandé aux Allemands. Nous continuons quand même vers Bourges.

Nous prenons la route des Aix-d'Angillon, mais nous la quittons bientôt, après avoir été suivi pendant plusieurs kilomètres par un chien, et nous prenons une petite route plus directe vers Bourges. Le temps s'éclaircit et le soleil commence à briller. Nous entendons le canon vers l'Est, le paquet arrière de Jean tombe toujours, des soldats nous conseillent de nous hâter. Une dizaine de kilomètres avant Bourges, juste au moment où la route devient bonne (macadam), le pneu arrière de Luc crève. Il continue à plat. À un court arrêt dans une ferme, nous voyons une dame qui a perdu une fillette de huit ans à Gien. Luc fait une gaffe avec un réformé. Nous arrivons ensuite à Bourges. Cette ville a été déclarée ville-ouverte et une foule d'évacués s'y presse. Nous faisons la queue pour le pain, nous buvons un bon demi de bière. Dans un garage nous trouvons un pneu et un frein pour le vélo de Luc. La chaleur est étouffante, on nous offre du cassis à l'eau.

Nous écoutons la TSF. Des avions allemands nous survolent. À la sortie de Bourges nous dînons. Des avions allemands passent de nouveau. Nous continuons ensuite sur une route en montagnes russes vers Saint-Amand-Montrond. Un soldat décharge son fusil dans la campagne : très drôle ! Passage à Levet ; nous buvons des canettes de bière. Nous croyons reconnaître la femme accompagnant le pseudo-aviateur (!). Les soupçons de Luc recommencent. nous achetons du pain et nous continuons. Passage à Coudron ; on nous offre du vin et de l'eau et nous revoyons la "femme du pseudo-aviateur" et l'"affecté spécial". Nous doublons un très grand nombre de soldats marocains et après une magnifique descente nous arrivons à Saint-Amand. Quelle ville de province et quels provinciaux !

On ne peut plus se mettre à la terrasse des cafés par crainte des bombardements, des drapeaux blancs ont été hissés sur les toits et des agents de police improvisés nous "montrent" la route de Montluçon ; nous buvons un demi au café des "stratèges en chambre" ; magnifiques raisonnements !!!

Nous partons vers Montluçon ; montée dure, mais heureusement assez courte. L'écharpe de Luc se prend dans sa chaîne. Cet incident nous vaut une clé anglaise que des automobilistes nous offrent. Nous nous arrêtons pour coucher avant Urçay après avoir roulé pendant plusieurs kilomètres à flanc de côteau dans la vallée du Cher. Nous soupons, nous causons et nous dormons dans un grenier à foin avec un évacué. Discussion orageuse entre Luc et Jean-Marie. Nous dormons bien cette nuit-là.

Mercredi 19 juin

Nous partons vers 7 heures après une courte toilette. Passage à Urçay. Des cloches sonnent, le soleil commence à monter dans le ciel. Nous nous arrêtons un peu plus loin : nous en profitons pour faire de petites réparations et nous graissons les vélos. des avions allemands nous survolent. Au cours d'un arrêt dans un village, nous faisons la queue pour le pain, Jean-Marie achète des conserves et nous buvons du vin. De plus nous apprenons que la route de Montluçon est barrée. Nous continuons quand même et nous franchissons trois barrages de voitures gardés par un soldat armé (!).

Avant d'arriver à Montluçon, des soldats disent que les Allemands sont dans cette ville, qu'ils ont pris leurs armes. "Courageusement" nous poursuivons notre route. Montluçon a été déclaré ville-ouverte. Nous entrons donc dans cette ville. des avions allemands passent au dessus de nos têtes. Des soldats nous conseillent de nous abriter. Jean voit soudain des formes blanches tomber des avions. Il croit que ce sont des parachutes... mais soudain plusieurs bombes éclatent à proximité de notre refuge. Aussitôt, nous nous couchons à terre : Jean et Luc se mettent dans une citerne en ciment. Plusieurs bombes tombent encore, les carreaux de la maison voisine sont brisés. Puis, tout revient dans le calme. Ouf ! Quelle émotion !

Nous enfourchons rapidement nos bécanes et nous filons hors de cette ville si peu hospitalière. À la sortie de Montluçon, des gens nous offrent à boire du vin et de l'eau. Ils sont en émoi, car c'est le premier bombardement auquel ils assistent. Ils nous "annoncent" que c'est le quartier des casernes qui a été touché et qu'il y a eu 45 morts (!) Naturellement, ils n'en savent pas plus que nous ! Nous poursuivons notre chemin, mais au lieu de nous laisser prendre la route directe vers Clermont-Ferrand, on nous envoie par de petites routes. (Nous avons appris ensuite que les Allemands étaient arrivés ce jour-là à Montluçon). Nous nous arrêtons bientôt dans une prairie, à l'ombre, afin de dîner. La chaleur est étouffante et nous nous endormons tous les trois comme des bienheureux.

Nous restons là jusqu'à environ 17 heures. Quelle perte de temps ! Nous gravissons une pente assez dure. Luc montre une soif vraiment fort ardente ! Malheureusement une pluie d'orage interrompt notre marche. Nous nous réfugions dans la "maison" d'un paysan-ermite très drôle ! La pluie finie, nous continuons vers Marcillat où nous arrivons après une nouvelle montée en lacets assez courte. Nous achetons du pain et nous buvons du vin. Un soldat nous en paie une bouteille ! Un soldat à vélomoteur arrive soudain par la route de Montaigut à l'étonnement de tous les "copains" qui lui apprennent que les Allemands campent dans les bois entre Montaigut et Marcillat.

Ce petit incident active notre hâte, mais on nous dit que la route de Pionsat est barrée. Nous continuons cependant. Des gardes en civil nous laissent passer. Tant mieux ! Tout va bien ! Mais non, tout n'est pas au mieux ! Avant d'arriver à Pionsat, je fais une "magnifique" chute dans un ruisseau boueux créé par l'averse de l'après-midi : à cause de la pluie, mes freins ne fonctionnent plus. Soudain, en descente, je me trouve coincé entre une auto et le talus gauche de la route. Sans hésiter je grimpe sur le talus, toujours à toute vitesse ! Malheureusement, je pique une tête dans un caniveau construit pour l'écoulement des eaux et... c'est la pelle. Mon vélo se retourne sur moi. Heureusement je ne suis pas blessé et mon vélo n'est pas esquinté. Un soldat du 406ème m'aide à me relever et redresse mon guidon. Après avoir traversé Pioncat, nous continuons vers Saint-Gervais-d'Auvergne.

C'est alors que nous attaquons véritablement la montagne ! Au cours d'une montée très dure, Luc nous fait prendre un "raccourci", chemin à peine praticable, presque vertical, qui nous mène à... une voie ferrée. Nous revenons en arrière et surtout en bas, en maudissant Luc et ses "raccourcis". Le soir tombe, il commmence à faire frais ; la pluie recommence à nouveau. Enfin, après une petite descente, nous demandons asile dans une ferme. Nous sommes accueillis par de braves gens qui ont habité le Pas-de-Calais (région des mines). Nous soupons et mangeons pour la première fois du fromage de chèvre que nous trouvons exquis. Je lave mon égratignure et nous allons coucher dans un grenier à foin après avoir remisé les vélos dans un hangar. Des jeunes gens, fa?, dorment avec nous. Bonne nuit.

Jeudi 20 juin

J'ai aujourd'hui 15 ans. Triste anniversaire en perspective !

À notre réveil nous allons déjeuner chez nos braves hôtes. Un jeune homme arrange une planche sur mon porte-bagages car mes cartons se cassent en deux : trépidations, chocs, chute de Pionsat, pluie, tout a contribuer à les malmener ! J'apprends par le Radio-journal de France que les Allemands ont atteint Lorient, Nantes, Lyon et Roanne. Nous partons vers 8 heures du matin le temps est magnifique et la route est assez plate jusqu'à Saint-Gervais-d'Auvergne qui se trouve à une altitude de 750 mètres. Là, on nous dit que la salle des fêtes est à la disposition des évacués. Mais nous déclinons cette invitation après avoir parlé au milieu d'un attroupement important. Nous achetons du pain et nous continuons vers Chateauneuf-les-Bains. Nous faisons une descente vertigineuse jusqu'à ce village, soit envron huit kilomètres à une allure folle. À l'arrivée dans ce village, Luc achète des cartes postales ; nous parlons à un scout qui, finalement, s'éloigne, interloqué (!).

Ici "on attend" les Allemands bien sagement, les uns sur le pas de la porte, d'autres en pêchant sur les rives de la Sioule, quelques-un enfin en pique-niquant dans les bois.

Une dame donne du chocolat à Luc ; nous passons la Sioule et nous commençons une dure montée vers Manzat. La chaleur est étouffante ; nous suons comme des malheureux. Mais après quelques arrêts, nous arrivons "au haut", c'est à dire à Manzat. Nous dînons dans ce village, puis nous continuons. Nous montons encore un moment puis nous arrivons au sommet des monts ; un magnifique panorama s'étale devant nous : à gauche des montagnes ; devant, dans la plaine de Limagne, des toits : Riom ; au loin, les Monts du Forez ; sur la droite, le clou du panorama : la chaîne des Puys avec le Puy-de-Dôme. 

Après quelques minutes d'admiration, nous commençons la descente sur Riom. Après un ou deux kilomètres de descente, une averse nous arrête. Nous nous abritons dans un café. Le patron nous offre une bouteille de limonade gratis. Mais nous entendons le canon, des détonations qui se répercutent entre les parois des monts. "Ce n'est rien, nous dit le patron, c'est la DCA de Clermont qui tire !". Mais en disant ces mots, il fait des clins d'oeil à un de ses amis. La pluie terminée, nous repartons ou plutôt... nous nous laissons descendre. Nous faisons une magnifique descente sur une route en lacets serpentant dans les gorges d'Enval. Le temps est frais, le ciel se couvre de nuages ; et le canon tonne toujours !

Soudain dans la traversée d'un hameau, nous sommes interpellés par des gens : ils nous apprennent que les Allemands bombardent Riom et mitraillent la route.

Nous nous arrêtons et nous empêchons Luc de commettre une bêtise. La route vers Clermont-Ferrand se trouvant donc barrée nous partons vers la montagne, vers Volvic. Mais un orage accompagné d'une violente pluie éclate bientôt. Nous stoppons et on nous indique un château où nous serons certainement bien accueillis car les propriétaires aiment bien les scouts. Nous garons les vélos dans une remise et nous allons dans une serre-jardin d'hiver. Luc ne veut pas rester dans ce lieu "si exposé". nous sortons sur la route. des gens nous parlent et nous offrent du thé au rhum. Nous nous reposons un moment.

Soudain un jeune homme fait irruption dans la maison. C'est le "beau Michel" qui est allé voir le bombardement à Riom et qui a reçu un éclat sur son guidon. Ensuite nous allons "en face". Dans cette propriété se trouve une terrasse du haut de laquelle on domine Riom et toute la LImagne jusqu'aux Monts du Forez au fond avec la ville de Thiers. Le propriétaire, croyant que les Allemands vont arriver, nous conseille de nous disperser. Mais à la fin, voyant qu'ils n'arrivent pas, nous nous regroupons et continuons de parler. Mais ce même propriétaire nous demande où nous logeons. Apprenant le lieu de notre "domicile", il nous offre à souper, puis à passer la nuit. Nous voici installés à La Ribbe jusqu'au 26 juin.

Notre vie à La Ribbe

La Ribbe est une propriété appartenant à M. VISSOUZE qui y a installé une maison d'éducation. Situé entre Volvic et Enval, elle se trouve véritablement à Cruzol, au pied des monts d'Auvergne devant la plaine de Limagne. Durant notre séjour nous mangeons beaucoup de fruits, surtout des cerises (Quel pillage !). La nourriture est très bonne et abondante : petis-pois, tête de veau, etc. Mais ce bon M. VISSOUZE est parcimonieux : il distribue son vin à la goutte et ses conversations sont d'une lenteur exaspérante ("C'est inimaginable") et il se contredit d'un jour à l'autre (accord ou lutte avec les communistes !).

Notre hôte a trois enfants, mais un de ceux-ci, Jean-Marie, n'est pas là. Ses deux autres fils, Alain et Georges, nous obligent bien souvent à courir, accompagnés dans leur jeu par le jeune Jean-Loup.

Pendant notre séjour, nous allons plusieurs fois à Riom, à Mozac, à Enval et deux fois à Volvic. Nous allons visiter le château de Tournoël. Visite intéressante, apéritifs, etc.

Dans la propriété, logent également des gens de la Ferté s/Jouare.

Troisième partie -La Ribbe-Paris

Mercredi 26 juin

L'armistice a été signé hier. Nous avons décidé de partir malgré l'insistance des VISSOUZE. Toute la matinée nous préparons les bagages. Cette fois nous repartons avec une valise + manteau et couverture pour Jean-Marie, deux cartons + manteau et couverture pour Pierre et un carton + couverture et godasses pour Luc. Naturellement nous avons chacun sur le dos un sac tyrolien bien chargé. Nous disons adieu aux domestiques. Naturellement fou rire (P. de Jean) ! Puis adieux à Mr et Madame VISSOUZE (O.K. de Luc et toujours fou-rire). Madame nous donne des prospectus de "La Ribbe". Nous faisons enfin de brefs adieux aux enfants et aux réfugiés de la Ferté s/Jouare. Nous partons vers Riom Arrêt à Mozac : nous achetons une grande couronne de pain tout chaud, que nous avions commandé la veille. Nous passons alors à Riom et nous prenons la route de Gannat. Nous voyons derrière nous Clermont-Ferrand, Riom et la chaîne des Puys avec le Puy de Dôme, à droite les Monts du Forez et à gauche les dernières pentes des Monts d'Auvergne. Devant nous s'étend la plaine de Limagne.

À la sortie de Riom, sur les côtés de la route, nous voyons des trous d'obus et des véhicules abandonnés, incendiés et percés de balles.

Nous dinons à Aigueperse. Nous achetons du saucisson, du fromage et nous prenons... un bon café filtré ! Il tombe une légère averse. Mais le ciel se rasserène et nous continuons vers Gannat où nous arrivons après une marche peu fatigante. Une nouvelle averse nous y surprend. Nous nous mettons à l'abri, mais elle cesse bientôt. Nous repartons, là la pluie recommence et c'est sous une pluie torrentielle que nous poursuivons notre route. Mais le beau temps revient. Le soleil luit, la route est plate. Nous arrivons à Saint-Pourçain. On nous détourne par une petite route. Il y a de nombreux trous. Le porte-bagages avant de Jean-Marie saute soudain et part dans les rayons. Résultat : 5 rayons cassés et roue avant voilée. Nous nous arrêtons dans une ferme. Luc retourne à Saint-Pourçain avec la roue et revient au bout d'un bon moment : nous pourrons aller la chercher le lendemain entre 8h et 8h30. Les propriétaires de la ferme sont méfiants. Nous leur demandons de nous cuire chacun deux oeufs au plat à manger de suite et un total de dix oeufs dur pour le lendemain. Luc trouve un oeuf et le gobe. Nous voulons payer. Les fermières refusent et nous soupons dans leur cuisine. Elles nous offrent du bouillon, du pain, du fromage et de l'eau et du vin. De plus nous mangeons nos oeufs, notre saucisson et un peu de fromage acheté à Aigueperse. Nous allons ensuite nous coucher dans une écurie inoccupée. La nuit est bonne et il fait très bon.

Jeudi 27 juin

Nous nous levons vers 7 heures. Déjeuner : chocolat au lait pur, pain. Les fermières refusent de nous faire payer quoi que ce soit. Donc 17 oeufs, du bouillon, du pain, du fromage et du chocolat à l'oeil ! Luc part à Saint-Pourçain chercher la roue de Jean-Marie. Il ne revient que vers 10h15. À 10h30, départ. Discussions pour la route. Jean et moi l'emportons. Route horrible pendant plusieurs kilomètres. Puis nous rattrapons la grand'route. Belle vue sur l'Allier et la plaine s'étendant entre la Loire et l'Allier. Mais le pneu avant de Luc se dégonfle peu à peu. Nous donnons un coup de pompe de temps en temps. Nous arrivons vers 12 heures à Moulins.

Nous dinons à la terrasse d'un café près du pont de l'Allier. Saucisson, Rouy d'Or, vin, etc. Nous réparons le pneu de Luc dans un garage : 4 trous. Nous perdons beaucoup de temps. Nous sortons de la ville et prenons vers 15 heures la route de Nevers. Mon sac me scie le dos. Passage à Villeneuve. Nous nous arrêtons pour boire à Saint-Pierre-le-Moutier.

Dans la région, il y a de nombreux camps allemands. Nous traversons un village au milieu d'un défilé allemand avec chants.

Finalement nous nous arrêtons à dix kilomètres avant Nevers dans une petite ferme. Nous apprenons qu'un homme vient d'être tué par une automobile sur la grand'route. Nous buvons du lait. Nous nous installons pour la nuit avec les vélos dans une grange. La nuit est bonne, il fait bon et nous dormons bien.

Avant de nous coucher, nous réparons enore une fois le vélo de Luc (valve qui fuit).

 Vendredi 28 juin

Nous nous levons vers 7 heures. Le temps est très beau. Il y a cependant un peu de brume. Nous partons vers 7h30. La route est assez accidentée et les réparations sur environ un kiomètre nous retardent un peu. Ensuite descente sur Nevers.

À l'entrée de cette ville les Allemands distribuent de l'essence aux réfugiés. Nous passons le grand pont sur la Loire, encore gardé par un canon de DCA.

Nous achetons du pain et une dame nous parle de son fils parti pour Ussel (Corrèze) et nous demande si les Allemands sont allés jusque là. À la sortie de la ville nous buvons une grenadine. Ensuite la route est assez belle. Peu avant Pougues-les-Eaux, forte montée puis descente à travers la localité. La route jusqu'à La Charité est pittoresque et agréable. Nous longeons la Loire.

On ne peut traverser La Charité. Nous faisons un petit détour et retrouvons la grand'route. Nous dinons avant Pouilly dans le petit village de Mesves s/Loire. Nous mangeons avec des personnes de Corbeil, évacuées jusque Vichy. Ils nous offrent du "Pouilly", du fromage et des "canards" au rhum. De plus ils nous promettent un kilo de sucre si nous passons chez eux.

Nous repartons alors sous une chaleur accablante. Après Pouilly, la chaleur étant insupportable, nous nous arrêtons sur le bord de la route. Ensuite la route est peu intéressante. Luc évite de justesse une chute et un écrasement qui auraient pu lui être funestes. Nous voyons, sur la gauche, les collines du Sancerrois. Nous longeons un champ d'aviation.

Nous arrivons à Cosne. de nombreux réfugiés attendent des autos. Nous croisons des convois allemands. La route est moins dure et redevient plus pittoresque. Les cantonniers font brûler sur le bord de la route différentes épaves abandonnées par les troupes françaises et les évacués.

Passage à Neuvy puis à Bonny. Dans ce village, je casse un maillon de ma chaîne en montant une côte très dure. Nous nous arrêtons pour boire dans une campagne dévastée (maisons et garages pillés, poteaux abattus, herbe foulée et remplie de détritus). Nous arrivons à Briare. Les Allemands nous font faire un détour. Nous partons donc vers Ouzouer s/Trézée où nous achetons du pain. Nous nous arrêtons pour la nuit entre Ouzouer et Rogny. Nous couchons avec des personnes de Versailles. Nous revoyons des Belges déjà vus après Pouilly. Des canards viennent nous rendre visite. Nous buvons du lait (Un franc la tasse). Un sous-officier allemand vient en chercher. Je répare ma chaîne. Nous projetons d'arriver à Paris le lendemain soir. La nuit est bonne, mais il ne fait pas très chaud.

Samedi 29 juin

Nous partons vers 7 heures. Un bon raccourci nous fait éviter un détour et le passage à Rogny. le soleil se lève. Nous avons assez froid aux mains. Nous rencontrons des cyclistes allemands et... des lapins. Passage à Chatillon-Coligny. Croisons des convois allemands. Nous passons le Loing. Nous prenons la route de Montargis, peu fatigante et assez agréable. Luc se fait attendre ! Passage à Montargis. Nous voyons des prisonniers français. Arrêt à la sortie de la ville. Nous repartons et repassons à l'endroit où des Stukas allemands nous avaient survolés. Nous passons à Fontenay. Depuis le matin le temps est magnifique et il restera ainsi jusqu'à la fin de la journée. Passage à Souppes. Avant d'arriver à Nemours, nous nous arrêtons pour diner à l'endroit où nous avions dormi le 14 juin au soir. La chaleur est étouffante et nos yeux sont brûlants (réverbération, bitume, etc.). Nous mangeons une boîte de "Corned beef". Nous nous rafraichissons dans le Loing.

Luc se fait attraper par un officier allemand qui veut casser les rayons de sa roue avant, couper son pneu et qui finalement se contente de lui dégonfler ses deux pneus en disant : "Maintenant à pied, à Paris !"

Nous continuons vers Fontainebleau. Passage à Bourron. Un pauvre type avance en vélomoteur sans essence... en pédalant. Nous entrons dans la forêt de Fontainebleau. descente rapide vers Fontainebleau. Une foule imposante est massée au rond-point. Nous contournons la ville et nous nous arrêtons un moment un peu plus loin. Il va être 16 heures et nous avons encore soixante kilomètres à faire, chargés et fatigués : nous avons déjà fait plus de quatre-vingt kilomètres depuis le matin sous une chaleur étouffante. Nous encourageons Luc. Passage à Chailly. Le vélo de Luc grince horriblement. Nous essayons de l'arranger à Ponthierry. Le temps est toujours magnifique. Arrivée à Essonnes. Il commence à y avoir des embouteillages (camions allemands). Nous nous arrêtons dans un fossé. Passage à Ris-Orangis. Nous buvons du vin dans un café avec des officiers allemands (fou-rire).

Nous passons à Juvisy. Achat de deux bols de cerises à un petit Poulbot. Nous longeons l'aérodrome d'Orly et ses grands hangars à dirigeables. Il y a quelques dégats. Nous devons emprunter des pistes cyclables assez mauvaises à causes des routes transversales. Nous apercevons la Tour Eiffel. Soudain à un tournant un beau panorama s'offre à notre vue. Réjouis, nous descendons à toute allure vers Kremlin-Bicêtre, où nous nous arrêtons pour nous "refaire une beauté". Arrivée à la Porte d'Italie. On veut nous envoyer vers la Porte d'Ivry, mais nous prenons les vélos à la main et nous passons sur le trottoir. Nous rejoignons l'avenue d'Italie. Passage à la place d'Italie. Luc nous emmène alors vers la rue Saint-Antoine par le boulevard de l'Hôpital, le quai Saint-Bernard, le pont Sully, le boulevard Henri IV.

Nous faisons alors un magnifique sprint par les rues Cousin, du Petit-Musc, des Lions, Beautreillis, Neuf-Saint-Pierre, de l'Hôtel-Saint-Paul. Je débouche le premier sur la rue Saint-Antoine. Tante Lucie qui est à la fenêtre avec M. Joseph DOUSSAT s'écrie: "Voilà Pierrot !" puis : "Voilà Jeannot !" et enfin, comme de bien entendu : "Voilà Luc !".

Nous sommes accueillis par Tante Lucie, la concierge et une autre dame. Nous nous rafraichissons et nous racontons nos aventures. Nous voici à Paris jusqu'au 4 juillet au matin.

Résumé de notre court séjour à Paris

Repos, promenades à pied et en vélo (Étoile, Champs-Élysées, Boulevards, Quartier Latin). Nous allons le mercredi 3 juillet après midi voir "Les chasses du Comte Zaroff" et "Bach Millionaire" au Ciné Rivoli.

Quatrième partie - Paris-Lille

Jeudi 4 juillet

Nous nous levons assez tôt. Rapides adieux à Tante Lucie après préparatifs. vers 6h15, nous sommes à la Gare du Nord où nous retrouvons Marynou. Un train doit partir à 6h30 pour Compiègne. Nous entrons à grand'peine dans la gare. Luc qui a laissé son vélo dehors nous quitte précipitament. Marynou discute avec un agent. Un train "doit" partir à 7 heures pour Creil. Nous montons. Les vélos sont mis dans un petit compartiment à bagages et nous nous installons confortablement dans un compartiment rembourré avec des personnes de Villetaneuse, de Saint-Denis et des environs de Saint-Ouen-l'Aumône. Longue attente jusqu'à 9h45 environ. Le train démarre enfin : nous quittons Paris ! Passage à Épinay, Villetaneuse et Saint-Denis où nous laissons plusieurs voisins. Nous restons donc seuls avec une dame qui descendra vers Saint-Ouen-l'Aumône. Nous passons ensuite à La Barre-Ormesson - Enghien - Beauchamps - Saint-Ouen-l'Aumône - Persan-Beaumont - L'isle-Adam Forêt - Saint le. Arrivée à Creil vers 12 heures. On nous dit que le train repartira à 14 heures pour Saint-Just-en-Chaussée. Nous préférons partir en vélo et nous quittons Creil, ville fort abimée, vers 12h30. Direction : Pont Ste Maxence où nous devons rejoindre la N.17 Paris-Menin - Route pittoresque et rapide jusqu'à Pont-Sainte-Maxence.

À cette localité, nous traversons l'Oise et à la sortie se trouve une énorme quantité de matériel abandonné par les Français (Canons, armes, tanks, mitrailleuse, fusils mitrailleurs, munitions et toutes sortes d'objets). Cela dégage une odeur infecte. De nombreux chevaux paissent dans une grande étendue d'herbe ; on se croirait dans la Putza !

Nous nous arrêtons pour diner. Nous mangeons du paté "louche". Courte sieste. Nous repartons. Passage à Estrées-Saint-Denis où nous attendons longuement à un passage à niveau. Arrivée à Gournay s/Aronde. nous buvons de l'eau. Ensuite, quelques côtes assez dures. Passage à Cuvilly et Orvillers. Longue traversée sur les pavés de Conchy-les-Pots. ensuite passage à Tilloloy. Panorama vers Roye dans la plaine picarde. Nous arrivons dans cette ville, nous buvons de l'eau. Beaucoup de maisons sont détruites. Le beffroi est incendié, l'église est gravement endommagée. Au lieu d'aller directement vers Péronne, on nous envoie vers Nesle. Nous filons à toute allure vers cette ville où nous arrivons rapidement. Il y a beaucoup de dégats et de destructions et peu d'habitants. Nous prenons la route de Péronne et traversons quelques villages endommagés. Arrivée à Licourt où nous demandons à coucher. Nous nous installons dans le garage d'une maison abandonnée, sur un grand sommier. Nous soupons avec un chat et nous abaissons le rideau de bois aux trois quarts. Nous passons une excellente nuit.

Vendredi 5 juillet

Vers 8 heures, nous partons sur Péronne. il fait très beau. Le soleil se lève ; il fait frais. Passage à Villers-Carbonnel où nous rejoignons la N.17.

Lorsque nous arrivons près de Péronne, des sentinelles allemandes nous arrêtent et nous disent de retourner à la Kommandantur de Roye. Nous revenons sur nos pas et nous voyons des gens à pied qu'on a envoyé vers Saint-Quentin. Nous partons donc vers cette ville. Mais à Pont-les-Bries, le passage sur la Somme est gardé. La sentinelle allemande regarde nos cartes d'identité et dit : "Lille ! Beaucoup kilomètres !". Il nous laisse passer.  

Nous roulons donc sur la grand'route Amiens-Saint Quentin. Passage à Brie, Monts-en-Chaussée et Estrées-en-Chaussée. La route est triste et déserte. des corbeaux tournoient ; un cadavre de cheval aux trois quarts dévoré gît sur le côté de la route ; le temps devient gris.

Nous tournons ensuite dans une route vers Roisel. Passage à Vraignes, Bernes. Nous arrivons à Roisel. Nous réussissons à passer au milieu d'un groupe de vaches en liberté ; petite émotion ! Tous les villages que nous traversons sont déserts, mais intacts. Le temps s'éclaircit : le soleil recommence à luir. Passage ensuite à Épehy, Villers-Guislan et Gonnelieu. Nous rejoignons de nouveau la N.17 (Péronne-Cambrai). Nous entendons une violente détonation. Nous nous arrêtons un moment au bord de la route. J'ai mal au ventre. Nous mangeons et tout va mieux. Nous roulons sur la route pavée et nous atteignons l'embranchement des routes Cambrai-Péronne et Cambrai-Saint Quentin. Nous croisons des convois allemands. Nous apercevons les clochers de Cambrai au loin. Passage à Masnières. Ensuite arrivée à Cambrai. Nous allons voir Marie CRIÉ, 38 rue Aubenche. Bon accueil. On nous offre à dîner (paté, cerises, etc.). Nous parlons avec la propriétaire et d'autres dames. Il commence à pleuvoir.

Nous partons : passage à la place d'Armes. La ville parait peu abîmée. Nous prenons la route de Douai. Passage à Sancourt à l'aéroport allemand. La pluie commence à tomber à seaux. Nous nous arrêtons dans une ferme. Nous nous reposons sur de la paille ; deuxième dîner. Je ramasse des éclats d'obus. Nous repartons sous la pluie. Passage à Aubencheul et Aubigny-au-Bac. Le tendeur de Jean nous cause des ennuis. Passage à Bugnicourt et Cantin. Le temps redevient beau, le soleil luit. Nous apercevons Douai au loin. Nous y arrivons rapidement. Les usines Arbel, la gare et les Beaux-Arts ont été touchés ainsi que le collège Saint-Jean, je crois. Nous quittons la ville en nous dirigeant vers Lille. C'est le Nord : pavés, terrils de mines ! Passage à Râches, Raimbeaucourt. Nous buvons de la bière dans un café.

Nous passons ensuite à Faumont. La pluie reprend et nous nous "abritons" derrière un mur ; d'où fou-rire ! La pluie cesse, nous repartons. Passage à Bersée, Pont-à-Marcq (Torpille). Le but approche, nous nous sentons des ailes ! Nous passons à Ennetières, puis le long de l'aérodrome de Lesquin. Arrivée à Ronchin. Nous voyons les clochers et le beffroi toujours debouts. Nous descendons à toute vitesse vers la Porte de Douai. Nous prenons la rue Solférino tout droit. Nous n'avons plus de pitié pour les pauvres bagages ; nous roulons à toute allure sur les pavés. À la place Jeanne d'Arc, nous voyons le socle de la statue endommagé et des carreaux cassés dans le voisinage. Nous passons devant chez l'épicière et nous tournons dans la rue Masséna.

Nous apercevons tout de suite les clarlzias? qui dépassent du balcon. La fourreuse d'à côté nous aborde et nous dit d'un air ému : "Votre maman... ". Elle est interrompue par l'épicière qui accourt en criant et en faisant de grands gestes. Nous allons chez elle. Elle nous offre un verre de bière et des tartines avec du fromage. Nous détachons nos bagages des vélos et les laissons chez l'épicière. Nous partons chez Grand Père où doit se trouver Maman, Jean-Marie par la rue des Stations ("quelque fois qu'elle serait chez DUFAUX !") et moi par la rue Nationale. Nous nous retrouvons au coin de la rue Alphonse Mercier. Nous continuons ensemble vers la place de Tourcoing. Soudain devant Blanche de Castille, nous rencontrons Maman et Bon-Papa. Je ne m'attarderai pas sur les émotions et la joie de tous. Mme STÉVELINCK passe et nous voit. Il est à peu près 17h30. Nous partons chez Grand-Père et nous voici revenus après 47 jours d'évacuation.

FIN

Terminé à Lille le 22 mai de l'an de grâce mil neuf cent quarante et un.

Lille, le 22 mai 1941