Le contexte historique et politique de la campagne

La mission d'Henri-Pierre en 1885-1886 se situe à une période charnière de l'aventure coloniale de la France au Tonkin. Elle débute en pleine phase militaire de combats avec la Chine qui se sont succédés déjà les années précédentes. Le "désastre" de Langson fait tomber le ministère Jules Ferry en mars 1885. Puis un traité de paix est signé avec la Chine et commence une longue période de pacification de 1885 à 1891, caractérisée par les expéditions militaires ou colonnes pour combattre les Pavillons-Noirs, pirates chinois à la solde de l'Annam. Je résume ci-dessous les événements majeurs qui ont précédés l'arrivée d'Henri-Pierre au Tonkin :

1873

La ville de Hanoï est prise par le lieutenant de vaisseau Francis GARNIER venu à la rescousse de l'explorateur et négociant Jean DUPUIS afin d'assurer la libre navigation sur le fleuve Rouge. Le 10 décembre GARNIER prend la ville de Nam-Dinh, mais tombe le 21 décembre dans une embuscade tendue par les Pavillions Noirs à l'extérieur de la citadelle.

1874

Évacuation des places prises et de Hanoï. Après la négociation conduite par Paul-Louis-Félix PHILASTRE, le (second) Traité de Saïgon est signé le 15 mars par l'amiral DUPRÉ, reconnaissant ainsi l'indépendance de l'Annam, mais aussi la souveraineté française sur les provinces du Sud occupées.

1881

Afin de mieux établir le protectorat, de protéger les intérêts français et de lutter contre les Pavillions Noirs, l'idée d'envoyer un corps expéditionnaire français fait son chemin, promue par le gouverneur de Cochinchine, Charles LE MYRE DE VILERS auprès du ministre ROUVIER.

1882

Le commandant Henri RIVIÈRE est envoyé en expédition pour rétablir l'ordre, étendre et affermir l'influence française au Tonkin et en Annam. Il part le 15 mars de Saïgon pour Hanoï avec deux compagnies de marsouins, vingt artilleurs de marine, quinze fusiliers marins, quinze tirailleurs annamites et quatre officiers. Au vu de la résistance annamite, les effectifs sont renforcés, et la citadelle d'Hanoï est reprise le 25 avril. 
Dès le mois de mai, la Chine exige le retrait des troupes françaises, et annonce l'envoi d'une armée en territoire tonkinois, officiellement chargée de chasser les Pavillions Noirs. Les réguliers chinois envahissent ainsi peu à peu la province de Langson et entrent à Bac-Ninh. En juin, RIVIÈRE remonte sans incident le Fleuve Rouge avec deux canonnières, passe devant Sontay et parvient jusqu'à la citadelle de Hung-Hoa, observé par les Chinois. En France, la classe politique parle alors de la "Question du Tonkin".

1883

Un bataillon d'infanterie de marine est envoyé en renfort et débarque à Hanoï le 24 février. Le 12 mars, BERTHE DE VILLERS reprend Hongay, près de la baie d'Along, siège de mines de charbon convoitées par la China Merchant. Au vu de préparatifs destinés à couper la navigation sur le Fleuve Rouge, RIVIÈRE arme une flotille et part à la conquête de Nam-Dinh avec cinq cent vingt hommes, et la ville tombe le 27 mars. Pendant ce temps, Hanoï est attaqué par les soldats annamites, Pavillons noirs et réguliers chinois. Les attaques sont repoussées, et BERTHE DE VILLERS poursuit l'ennemi jusqu'au canal des Rapides. Les compagnies de débarquement de la division navale d'Extrême-Orient, soit deux cent soixante quinze hommes, arrivent en renfort en mai.

En route pour Sontay, et provoqués par Luu Vinh Phuoc, chef des Pavillons Noirs, le Commandant RIVIÈRE et 50 Français sont tués le 19 mai dans une embuscade au Pont de Papier, à Phu Hoaï, près du village de Thien-Thong et la colonne retourne à Hanoï.
La mort du commandant RIVIÈRE a un grand retentissement en France et la Chambre accorde des crédits ainsi que l'envoi de trois mille soldats. Un premier contingent quitte Toulon le 1er Juin pour débarquer à Haïphong le 19 juillet.
Une escadre commandée par l'amiral COURBET est envoyée et les effectifs commandés par le général BOUËT sont portés à quatre mille cinq cent hommes début août. Une opération de reconnaissance est menée par BOUËT sur Haïduong, à mi-chemin entre Hanoï et Haïphong, et Phu Hoaï. Celle-ci révèle la difficulté de se mouvoir sous les pluies torrentielles de la mousson, et la détermination de l'ennemi, très nombreux, bien armé et bien organisé.

L'amiral COURBET attaque avec sa flotte la ville d'Hué, siège de troubles liés à la succession du  prince TU-DUC, qui tombe le 20 août. La convention HARMAND signée le 25 août avec les régents de l'Annam reconnaît le protectorat français sur le Tonkin, mais ne sera pas ratifiée par le gouvernement français qui chargera, en juin 1884, Jules PATENÔTRE de négocier un nouveau traité de protectorat. Malgré le traité, la pression ennemie persiste ; BOUËT est renvoyé en métropole et l'intérim est assuré par le colonel BICHOT avant que COURBET ne prenne le commandement des troupes de mer et de terre le 27 novembre. De nouveaux renforts, soit deux mille cinq cent hommes sont envoyés en septembre ; ce qui porte les effectifs à huit mille hommes en plus des marins. Le 11 décembre, COURBET lance ses troupes, soit six mille hommes en deux colonnes à la conquête de Sontay, coeur de la résistance adverse, qui tombera le 16. De nouveaux crédits sont votés à la Chambre en décembre et d'important renforts sont accordés.

1884

L'amiral COURBET est remplacé par le général de division Charles MILLOT. Début mars, une force de neuf mille hommes part conquérir Sontay. Les deux brigades sont commandées par BRIÈRE DE L'ISLE et François-Oscar de NÉGRIER. Bac-Ninh est reconquise le 12 mars, Hung Hoa le 12 avril et la citadelle de Tuyen-Quang le 31 mai. La convention de Tien-Tsin est signée le 11 mai entre la France et la Chine qui s'engage à renoncer à sa suzeraineté sur le Tonkin et à retirer ses troupes.

En juin 1884, le delta est contrôlé par les garnisons françaises qui s'élèvent à seize mille hommes.
Le lieutenant-colonel DUGENNE part en expédition en direction de Langson avec neuf cent hommes et un millier de coolies, mais rencontre la résistance des troupes chinoises à Bac-Lé le 23 juin et doit se replier sur Kep. Ce sera la "Surprise de Bac-Lé" qui ravive les tensions diplomatiques avec la Chine au cours de l'été.
La flotte chinoise est attaquée à Fou-Tchéou par l'amiral COURBET le 23 août. BRIÈRE DE L'ISLE prend la tête du Corps expéditionnaire du Tonkin le 8 septembre. De petites opérations appuyées par les canonnières poursuivent les pirates chinois et les Pavillons Noirs. En octobre, trois colonnes sont lancées contre les réguliers chinois qui se concentrent dans la région de Kep et de Chu. Le 12 octobre, la citadelle de Tuyen-Quang est assiégée par les Pavillons Noirs. La colonne de secours DUCHESNE y parviendra  le 19 novembre, mais le siège continuera jusqu'au 3 mars 1885.

1885

En France, le général LEWAL, qui remplace CAMPENON au ministère de la Guerre, décide l'envoi d'un renfort de six mille hommes et passe le commandement du Corps Expéditionnaire de la Marine au général BRIÈRE DE L'ISLE.

L'ordre d'attaquer Langson est donné et une colonne de 7 186 hommes et 4 500 coolies répartis en deux brigades commandées par le général de NÉGRIER et le colonel GIOVANINELLI quitte Chu le 3 février et entre dans Langson le 13 après des accrochages avec les Chinois au Col de Déo-Van, à Ha-Hoa et à Pho-Vy. BRIÈRE DE L'ISLE repart de Langson le 16 février avec GIOVANINELLI et 2 580 hommes en direction de Hanoï pour aller délivrer Tuyen-Quang, tandis que NÉGRIER reste à Langson.
Le 23 février, une brigade est envoyée en direction de Dong-Dang où se massent les troupes chinoises. Celles-ci sont repoussées au delà de la Porte de Chine qui sera détruite.
Une attaque des Chinois sur Dong-Dang le 21 mars est repoussée et NÉGRIER décide de contre-attaquer jusqu'à Bang-Bo, mais l'opération se soldant par un échec, il est décidé de se replier sur Langson le 26 mars. Les Chinois attaquent le 28 mars et NÉGRIER, gravement blessé, confie le commandement au lieutenant-colonel HERBINGER qui ordonne la retraite jusqu'à Chu.
La nouvelle du "Désastre de Langson" fait grand bruit en France et provoque la chute du cabinet de Jules FERRY le 30 mars.
La convention franco-chinoise, initiée par celle de Tsien-Tsin sera signée le 4 avril et mettra fin aux hostilités avec les Chinois.

La Campagne d'Henri-Pierre

La connaissance des détails sur la participation d'Henri-Pierre à la Campagne du Tonkin est pour le moment limitée. Elle provient essentiellement des mentions succintes trouvées sur ses états de service, des légendes des croquis qu'il a fait durant la Campagne, nous permettant par les dates de ses dessins, de le localiser durant les différentes étapes de la Campagne, ainsi que de la lettre qui nous est parvenu. J'ai eu quelques heures pour consulter le journal de marche du régiment pour trouver de plus amples détails. J'ai aussi l'espoir de retrouver des récits contemporains qui pourront apporter quelques précisions. Les informations plutôt rudimentaires à ce jour sont donc destinées à être complétées.

En route pour le Tonkin

Il embarque à Alger le 20 janvier 1885 pour rejoindre le Corps Expéditionnaire avec le 28ème régiment d'artillerie, et fait escale à Tunis, puis à Port-Saïd avant d'emprunter le Canal de Suez. Il débarque enfin à Haï-Phong le 9 mars.
Le 14 mars 1885, l'ordre est donné au commandant d’armes de Haï-Phong de diriger sur Dap-Cau la 2ème batterie du 28ème régiment d’artillerie commandée par le Capitaine GRADOZ, récemment arrivé de France.

Arrivée à Hanoï et Départ pour Phu-Lang-Thuong

Il part de Haï-Phong le 14 mars pour Ti-Can atteint le lendemain, puis pour Hanoï où il arrive le 20 Mars en provenace de Dap-Cau.
Le 25 Mars, l'ordre est donné à la batterie GRADOZ, du 28ème, de partir pour Chû par Dap Cau le lendemain. Cette batterie sera escortée par un peloton de tirailleurs algériens, compagnie de la GENESTE, du bataillon BÉRANGER. Mille deux cents coolies à destination de Chû marcheront avec la batterie GRADOZ.
L’escadron MAROCHETTI, du 2ème spahis, qui vient d’arriver à Dap-Cau, en partira le 27, par Phu-Lang-Thong et Tham-Ra (voie de terre), en escortant la batterie GRADOZ et les mille deux cents coolies.

Cantonnement de Lam puis colonne d'An-Chio

Au cantonnement de Lam créé par la troupe, il commande la 1ère section de la 2ème batterie du régiment. Il commande alors l'artillerie de Chu, Lam, Dong-Son et San-Moï. En Avril, il est envoyé à Dong-Son pour ravitailler la garnison en munitions.Il part en colonne le 6 mai avec le colonel BORGNIS DES BORDES et arrive à An-Cho le 10, puis rentre à Chu le 16.

...à cette époque de l’année dans les maisons, à l’ombre le thermomètre marque 40°. Au soleil, les hommes tombent et ne se relèvent plus, le soleil n’est pas terrible, il est mortel.

Lettre d'Henri-Pierre MENEBOODE à son épouse, mai 1885

Il repart avec la 3ème section dans la colonne du Lieutenant-Colonel DUGENNE, participe au combat de San-Moï le 10, et rentre à Phu-Lang-Thuon le 12.

...j’ai été pris d’un accès pernicieux de fièvre chaude, instantanément de violentes attaques de nerfs et un délire brûlant, après 3 heures d’aspersion, d’insufflation de quinine dans les bras, d’absorption d’éther pur, on me laissa pour mort.

Lettre d'Henri-Pierre MENEBOODE à son épouse, mai 1885

L'épidémie de choléra à Phu-Lang-Thuon

En octobre 1885, il doit faire face à une épidémie de choléra, et sa batterie est cantonnée dans une pagode près de Phu-Lang-Thuon. Il repart avec la même colonne le 28 novembre pour participer aux combats de Hu-Tuong le 29 et Tien-La le 30 pour rentrer le 31 (sic!). Il repart toujours avec la même colonne le 4 décembre pour participer le lendemain au combat de Mana-Laong.

À la frontière chinoise

Puis le 4 janvier 1886, il part pour Tan-Moï (19 janvier), puis Lang Son (20 janvier). En février, il passe le col de Cat atteint Dong-Dang puis la Porte de Chine. Il rentrera sur Phu-Lang-Thon le 6 avril 1886.

Retour vers la France

Atteint d'accès pernicieux de fièvre, il doit être rapatrié. Le 9 mai 1886, il embarque sur la canonnière Henri-Rivière, puis embarque sur le paquebot Uruguay comme rapatrié à Haiphong d'où il appareille le 10 mai.Il fait escale à Aden début juin 1886, puis sur la Côte des Somalis, au Cap Garda Fey. Son voyage se poursuit dans la Mer Rouge et il visite la Fontaine de Moïse près de Suez ainsi que Le Caire (12 juin 1886).Il arrive à Alger le 23 juin et est débarqué à Sidi-Ferruch pour quarantaine.
Il rentrera en congé de convalescence en métropole du 3 août au 29 octobre 1886, puis retourne en Algérie.

Sources

  • Dossier de la Légion d'Honneur : CARAN, cote L1823060.
  • Dossier de pension militaire : SHAT, cote 5Ye 158168 : Livret militaire, Etats de Service
  • Journal de marches et opérations du Corps expéditionnaire du Tonkin (commandement du Général Brière de l’Isle) – 8 Septembre 1884 – 3 Mai 1885 : SHD, Vincennes : Côte 10H15-1bis